Entre deux attentats, l'insouciance

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   LE FIGARO. - Un attentat a été commis jeudi aux Champs-Élysées et sept autres ont été déjoués depuis le début de l'année. Depuis 2001, les attentats terroristes ont causé plus de 2 200 morts en Europe. Comment expliquer l'impuissance des États à enrayer le phénomène? 

 Pierre-André TAGUIEFF. -Ce qui est surprenant, c'est l'oubli de la menace islamiste dans les débats de la campagne. Cet oubli s'inscrit dans une séquence bien définie: un attentat djihadiste suscite la stupeur et l'indignation, un réveil semble s'opérer, suivi de rassemblements, d'appels à l'unité et de déclarations de solidarité avec les victimes, des prières rituelles sont déclamées («ne pas céder à la peur»), des mesures policières sont annoncées, puis tout est oublié, et l'on replonge dans l'insouciance jusqu'au prochain attentat. Avec l'attentat djihadiste du 20 avril, on a assisté à une nouvelle irruption brutale du réel dans une campagne saturée de questions anecdotiques et polluée par le blabla des candidats «zozos». L'égalitarisme démocratique a un coût parfois élevé. Le triste message diffusé par les États est en substance: nous devons vivre en permanence avec la menace djihadiste. Les élites dirigeantes abreuvent le bon peuple de propos d'une apparente sagesse: il n'y a pas de risque zéro, disent-elles, ce qui revient à fataliser l'islamo-terrorisme, traité comme un inévitable bruit de fond social.

   Vous écrivez que «nous ne comprenons pas les islamistes, que leur pensée, leur imaginaire et leur langage nous paraissent impénétrables». Pourquoi?

       «Il nous est difficile de reconnaître que la vision djihadiste du monde possède une cohérence idéologique et puisse donner un sens à l'existence de ses adeptes»

   Il nous est difficile de reconnaître que la vision djihadiste du monde possède une cohérence idéologique et puisse donner un sens à l'existence de ses adeptes. Pourtant, la preuve en est administrée par la mort en «martyr» des combattants du djihad. Les déclarer «fous», «nihilistes», «suicidaires» ou «barbares», c'est leur appliquer des étiquettes polémiques qui nous rassurent. Nous avons tendance à noyer le djihadisme dans le «terrorisme», l'«extrémisme» ou la «radicalité», ce qui évacue la question fondamentale, difficile et sulfureuse des relations entre l'islam et l'islamisme. Nous évitons aussi de poser le problème de l'efficacité symbolique des croyances religieuses, en négligeant le fait que l'individualisation et la privatisation de ces dernières est, dans l'histoire universelle, un phénomène relativement récent lié à l'évolution des sociétés occidentales modernes. La question est d'abord culturelle, occultée comme telle par les approches complaisantes de l'islamisme radical: la sociologisation victimaire des djihadistes présentés comme les enfants malheureux d'une société «raciste» et «islamophobe», la psychiatrisation de leur personnalité ou la psychologisation de leurs trajectoires.

   «S'ils n'étaient pas armés hier, les policiers n'auraient peut-être pas été visés», a déclaré Philippe Poutou en réaction à cet acte terroriste…

   Les anticommunistes étaient naguère traités de «chiens» par Sartre et les intellectuels «compagnons de route» du PCF. Les anti-islamistes sont aujourd'hui traités de «racistes» et d'«islamophobes» par les tenants de la «gauche morale» ou les militants néo-gauchistes, qui ont réduit l'antiracisme et l'antifascisme à des boucliers protecteurs des islamistes. L'utopisme révolutionnaire s'est reconverti d'abord, d'une façon rhétorique, à travers le recours massif de la nouvelle extrême gauche à des formules creuses du type «révolution citoyenne» ou «réformisme radical», chères aux «populistes de gauche». Ensuite, par l'effet du ralliement plus ou moins explicite de certains milieux néo-tiers-mondistes et altermondialistes à la vision islamiste du monde, fondée sur la diabolisation de l'Occident «capitaliste» ou «libéral», ce qui a fait émerger la mouvance «islamo-gauchiste», que j'avais ainsi baptisée et analysée dès le début des années 2000. De la complaisance à la connivence, voire à la complicité, il n'y a souvent qu'un pas à franchir. Face à pareille situation, que faire, sinon s'employer à remobiliser les Occidentaux autour de leurs valeurs communes, la recherche de la vérité et le goût de la liberté, qu'ils ne cessent d'oublier, de méconnaître ou de trahir?

   * Vient de publier: L'islamisme et nous. Penser l'ennemi imprévu (CNRS éditions, 250 p., 20 €).

   Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 22/04/2017.